Une franc-maçonnerie ravagée par la démagogie profane

Par Bruno ETIENNE

LA franc-maçonnerie est une bien curieuse institution. Elle présente
en effet un certain nombre de caractéristiques qui expliquent, en
partie, les fantasmes et les interrogations qu’elle suscite depuis sa
création en Angleterre entre 1717 et 1723, par des huguenots français
émigrés, admirateurs de Newton et manipulés par la Royal Society. Elle
se présente comme une société de pensée caractéristique du XVIIIe siècle
ébloui par la « scienza nuova ».

Mais elle est plus une communauté pneumatique qu’un club parce
qu’elle prétend également assumer la transmission d’une double
tradition : celle des maçons « francs » et donc du « mestier »,
tradition fondée sur l’interprétation du mythe d’Hiram, le constructeur
du Temple de Salomon, couplée à l’autre versant du mythe fondateur, la
chevalerie templière. L’histoire et l’évolution de cette double fonction
permettent de comprendre la crise qu’elle traverse actuellement, surtout
en France et plus particulièrement dans le cas du Grand Orient de France
(GODF).

Comment a-t-elle pu surmonter toutes les excommunications,
condamnations et accusations justifiées ou pas ? Comment a-t-elle pu
survivre par-delà ses errements et ses erreurs, ses nombreux avatars et
multiples sectes, à tous les régimes politiques, y compris ceux qui
l’ont martyrisée ? Certainement pas par ses prises de positions
contingentes mais parce qu’elle a d’archétypal et de paradigmatique,
c’est-à-dire en l’occurrence ses rites, ses mythes et surtout son
système initiatique.

Elle est en effet une des rares sociétés initiatiques qui proposent,
en Occident, une voie pour vaincre la mort. Cette méthode particulière
est fondée sur le symbolisme et le raisonnement par analogie. Ce sont là
ses vraies valeurs universelles qui la rattachent à ce que Jacquart
appelle « l’humanitude ».

En France, elle a produit deux maçonneries qui cohabitent, volens
nolens, depuis trois siècles mais qui semblent sur le point d’éclater
aujourd’hui. La première a pour slogan « liberté, égalité fraternité »
et entend participer activement à la construction de la société idéale.
La seconde a pour devise « force, sagesse, beauté » et préfère
travailler à la construction du Temple de l’Humanité à partir de la
construction du temple intérieur par la maîtrise de l’ego.

L’une est extravertie, progressiste, mondaine ; l’autre est tournée
vers l’intérieur, progressive, mystique. Certains ont cru pouvoir, sans
schizophrénie excessive, appartenir aux deux tendances. Aujourd’hui,
cela ne me paraît plus possible au Grand Orient de France.

En effet, celui-ci, en s’appropriant le monopole de l’interprétation
républicaine, en s’identifiant à la seule République moniste, en se
déclarant le dernier rempart contre la barbarie pluraliste, est devenu
un profane qui ne fait que parodier les clivages de la société
française. Comme celle-ci, il se raidit dans son incapacité à gérer le
nouveau pluralisme culturel et religieux.

On trouve donc au sein du GODF des enragés de la République, des
intégristes de la laïcité, des « athées stupides », selon la formule
d’Anderson, le rédacteur de la première Charte maçonnique, des
souverainistes et des fédéralistes minoritaires et même des
spiritualistes plus discrets que les haut-parleurs médiatiques.

En ce sens, le GODF est un bon baromètre de l’état dans lequel se
trouve la société française. Il est donc lui aussi à la croisée d’un
cheminement et doit prendre des résolutions drastiques. Soit devenir un
club politique comme les autres avec peu de chance de concurrencer ceux
qui sont déjà en place si j’en juge par la médiocrité insigne de ses
productions publiques. Soit proposer au contraire une réforme radicale
qui permette à la franc-maçonnerie de répondre à un certain nombre
d’angoisses de nos contemporains sur le plan de la spiritualité par la
voie initiatique. L’importance des travaux de recherche des loges,
surtout provinciales, qui ne viennent jamais à la surface, me convainc
de cette possibilité. Dans ce dessein, il faut renoncer à un certain
nombre de pratiques qui ont conduit les obédiences maçonniques à devenir
des machineries administratives gérées par des professionnels dont la
maîtrise est inversement proportionnelle à leur ego. Le GODF a étalé sur
la place publique ses dissensions autour de six « Grands Maîtres » en
moins de dix ans. Cela fait un peu désordre pour une « société
secrète ».

Mais comment gérer neuf cents loges autrement ? Ce ne sont pas des
conventions annuelles, manipulées par des professionnels, qui peuvent
prendre des décisions aussi difficiles. Il nous faut donc nous retirer
du système.

Tout simplement revenir aux Constitutions d’Anderson, à la loge libre
(le GODF est une fédération de loges et des rites, pas une institution
magistérielle centralisée), en reprenant nos travaux discrets, en étant
dans la société civile et non dans l’Audimat, en acceptant la
progressivité du parcours pour ensuite, forts des vérités acquises à
l’intérieur, les proposer au monde, qui d’ailleurs n’en demande pas
tant.

Les temps sont sans doute venus de repenser les structures qui ne
produisent que de l’entropie et de la gratification de l’ego pour ceux
qui veulent être califes à la place du calife. Ce sont d’ailleurs les
apparatchiks élus selon un système complexe à plusieurs niveaux qui
parlent le plus de « transparence démocratique ». Les temps sont venus
parce que, dans le cadre européen, nous ne pourrons plus garder des
obédiences nationales. Il faut donc imaginer et constituer d’autres
ensembles, par le bas, par affinité, par localisation, par choix
réfléchi.

Il faut commencer par dissocier la gestion du Grand Orient de France
comme association de la loi de 1901 et celle de la progression
initiatique. En ces temps de Jubilé où l’on met tout à plat, le GODF
pourrait distribuer un patrimoine immobilier excessif aux démunis et
permettre ainsi aux frères de revenir à plus de discrétion : nous
n’avons pas à nous étaler sur la voie publique, ni à avoir pignon sur
rue.

Mais les temps sont venus, surtout, de relire notre rituel sur la
mort du maître Hiram. Le GODF a atteint ce degré de putréfaction où « la
chair quitte les os » et donc pour que « l’acacia refleurisse » et que
l’Ordre maçonnique survive, il nous faut renoncer aux structures des
obédiences centralisées. Il nous faut renoncer à agir à tout prix pourvu
qu’on agisse. Il nous faut renoncer aux déclarations publiques,
intempestives, sans effet réel. Il nous faut renoncer à suivre la
démagogie profane et audimatiste. Il nous faut reprendre le chemin de
notre propre initiation, car seul le progrès individuel de chacun
d’entre nous peut contribuer à l’amélioration de la société qui nous
héberge.
Autrement dit, il nous faut remettre la charrue derrière les boeufs et
nous remettre au travail par ascèse et herméneutique. Vivat ! Vivat !
Semper vivat.

© Le Monde daté du samedi 9 septembre 2000

Bruno Etienne, franc-maçon, est professeur de
sciences politiques à l’Institut universitaire de France.